Chapitre 6
LE DÉCAÈDRE


Une fois l'arche passée, il fut immédiatement frappé par un sentiment de familiarité qui dépassait de loin les sensations fuyantes de déjà-vu que déclenchaient les épreuves. À sa droite, Thor laissa échapper un « oh » perdu entre l'étonnement et l'amertume. Ils étaient chez eux. À Asgard, dans les Grandes Halles. Là où ils avaient grandi, ri, bu, mangé, festoyé, pensé avec vanité dominer l'univers. Là où ils avaient comploté l'un contre l'autre, où ils s'étaient disputés et séparés tant de fois. Là où ils s'étaient réconciliés la première fois, autour de la flamme éternelle. Là où tout avait commencé pour eux. Ils étaient chez eux, mais Asgard n'était plus.
L'exubérance des dorures et ornements leur sembla soudain bien vaine. Que valait tout cet or, toute cette richesse, réduite à une projection fantomatique ? Que signifiait leur histoire, leurs belles conquêtes, leurs grands discours, à présent que tout était en cendres ? Étaient-ils encore des dieux, chassés de leur propre royaume ? Loki rejoignit son frère, dont le regard s'était perdu à l'horizon, quelque part entre les monts brumeux. Il y avait dans l'½il de Thor une douleur sourde, un deuil titanesque. Un instant, Loki maudit les dieux grecs qui les avaient renvoyés dans le palais, rouvrant des plaies encore saignantes. Thor était un roi dont la première décision avait été la destruction de leur royaume. Il pouvait concevoir sans difficulté les doutes et les regrets de son frère. Tous deux contemplèrent leur ancienne ville en silence de longues minutes, détaillant chaque dôme, chaque vaisseau, chaque cime qu'ils apercevaient depuis le haut du palais. Tout n'était plus que souvenirs, et pourtant, tout semblait si vrai, si grand. Tout semblait encore si vivant.
Loki le poussa à s'arracher des fenêtres et le tira à sa suite. Tous deux explorèrent le palais en silence. Seul le bruit de leurs bottes claquant sur les dalles résonnait contre les murs d'or. L'écho n'avait que l'apparence d'Asgard. Tout ce qui faisait son corps, son c½ur, son éclat ... était réduit à une fade illusion. Seuls au milieu de l'immense couloir, les deux princes se sentaient comme des soldats de plomb dans une minuscule boîte de métal. Inconsistants. Asgard était une cité d'opulence, de richesses, d'arts et de gloire. Ce couloir n'était pas Asgard. Rien qu'une ridicule enveloppe vide de toute âme. Le silence tombait sur leurs épaules comme une lourde armure de fer. Il y avait tout, mais il n'y avait rien. L'écho sonnait faux. Loki laissa échapper un ricanement lorsqu'il se retrouva face à la grande Halle en ouvrant une porte censée mener à la tourelle ouest. Les dieux grecs n'avaient même pas reproduit un tiers du palais. Ils n'avaient accès qu'à la grande salle, à quelques quartiers des membres de la Cour et aux cuisines de la tour Est. Un instant, Loki regretta que les bibliothèques ne leur soient pas accessibles ; après tout, il aurait ainsi pu sauver quelques reliefs de leur histoire, de leur littérature et de leurs arts ... Encore une chose qu'ils avaient perdue à jamais, réalisa-t-il. Les traces de leur passé, les vestiges de leurs erreurs, les témoins de leurs victoires. Anéanties. Le brasier de Ragnarök n'avait laissé derrière lui aucune relique et l'idée lui serrait les tripes. Il n'y avait plus que leurs souvenirs comme mémoires.
« Qu'est-ce que c'est que ce truc ? demanda Thor. »
Loki sortit brusquement de ses pensées. Son frère avait la voix rauque et la mâchoire serrée. Il suivit son regard. Au centre des Halles Célestes dans lesquelles ils venaient de remettre pied, se dressait un grand bloc de pierre sombre. L'étrange monolithe était érigé en plein c½ur de la salle, coupant de ses angles bruts l'arrondi des voûtes d'or qui l'entouraient. Une grosse brique. Au milieu des halles sacrées. Décidément, il allait avoir une petite discussion avec les divinités midgardiennes à leur arrivée sur Terre. Ou du moins avec un de leurs derniers fidèles. Thor dégaina son épée et Loki suivit le mouvement par réflexe. Ils en venaient à craindre un tas de pierre. Quels princes, par les Nornes, quel courage, et quelle vaillance ! railla-t-il intérieurement. L'élite d'Asgard, en garde face à un caillou !
En s'approchant, tous deux purent distinguer des lettres d'or sculptées dans le marbre noir, aux côtés de gravures équestres rappelant la conquête de Vanaheim :
« Pour me respecter, il faut me donner.
Pour me donner, il faut m'avoir. »
Pour me donner, il faut m'avoir. »
Ils échangèrent un regard.
— Le choix, fit Loki.
— La confiance, fit Thor.
Leurs voix se mêlèrent et le monolithe s'illumina. Il se brisa en deux en son centre, et s'ouvrit comme une coquille pour laisser apparaître un étrange globe scintillant. Loki recula, méfiant. Thor, bien évidemment, abandonna toute idée de prudence et tendit la main directement face à l'orbe. Son frère eut à peine le temps de réagir qu'il avait déjà saisi l'étrange objet dans sa main. Aussitôt, le pavé de marbre disparut et seul resta, serré au creux de la paume du dieu du tonnerre, un décaèdre d'argent.
Thor avisa de plus près la chose restée dans sa main. De la taille d'une orange, le polyèdre déployait sous leurs yeux ses dix faces d'argent, chacune ornée d'un mot scintillant. Il le fit rouler entre ses doigts, curieux. Pour une pièce de métal, elle était étonnamment légère. Loki à ses côtés se pencha pour l'observer à son tour. La question muette qui brûla ses lèvres fit soupirer Thor. A priori, ils étaient aussi perdus l'un que l'autre. Il avait bêtement espéré que les épreuves redeviendraient de simples combats et que les énigmes infernales seraient terminées. Mais l'écho semblait en avoir décidé autrement. Mais quel était l'intérêt de les acculer avec des devinettes ? Que cherchait exactement à leur faire accomplir l'écho ?
« Je peux ? »
Thor ne fut que trop heureux de transmettre l'étrange polyèdre à son frère, qui en inspecta chaque gravure avec la minutie d'un horloger. Les sourcils froncés, une ombre de concentration barrant son visage, il fit tourner l'objet sur lui-même.
« Qu'est-ce qu'on est censés faire avec ? »
Loki haussa les épaules. Sur chaque face du décaèdre brillait un mot. Au total, il y en avait dix :
« ACCEPTER – ALLIER – CRAINDRA – ÉCOUTER – IDÉALISERA
IGNORE – JOUE – PROMETTRONT – REGRETTAIT – RENIAIT »
Thor fronça les sourcils lorsque Loki les lut un à un. Quelle était cette supercherie ? Cela ne faisait même pas une phrase ! C'étaient juste des termes, lancés pêle-mêle, sans aucune forme de sens ! Qu'étaient-ils censés en faire ? Les réciter ? Les rassembler ? Peut-être manquait-il un manuel, des explications, une clause supplémentaire ... Il inspecta les alentours. Aucune énigme n'était apparue sur les dalles. Il vérifia tout de même les cuisines et les appartements les plus proches. Rien. Leur épreuve tenait dans la paume de Loki, semblait-il, et se réduisait à dix mots crachés par un vieux bloc de métal. Formidable.
« Tu y comprends quelque chose ? s'enquit-il. »
Son frère scrutait l'objet comme si celui-ci contenait à lui seul la clé de tout l'univers. Peut-être n'était-ce pas complètement faux, d'ailleurs. Loki ne répondit rien, concentré sur le décaèdre. Thor soupira et lâcha l'affaire, résigné à le laisser percer ce mystère. Cette histoire le dépassait complètement. Il voulait bien répondre à des énigmes de base, celles avec des PHRASES et un minimum de sens, si cela signifiait sortir plus vite de cette prison fantomatique, mais chercher la clé entre les mots n'était pas son domaine. Il voulait bien faire un effort, mais quand ça restait compréhensible.
Thor entreprit de cataloguer tous les objets présents autour d'eux, autant pour s'occuper l'esprit que par espoir de tomber sur un indice. Après tout, la technique avait plus ou moins porté ses fruits dans les cuisines de Nidavellir. Seulement, à Asgard, les livres n'étaient pas gardés dans cette aile, et la seule chose qu'il put trouver ressemblant de près ou de loin à un manuel fut un rouleau de vieux parchemins pendu dans un des quartiers de soldats, tous complètements vierges. Persuadé que le papier allait se noircir d'encre d'une seconde à l'autre, Thor l'emporta avec lui.
Au milieu des halles, son frère tenait toujours le décaèdre et s'était assis sur la rangée de marches les séparant de la grande esplanade. Thor le rejoignit, et lui montra le parchemin. Loki haussa les épaules et retourna à son inspection. Thor roula les feuilles et les glissa dans sa poche. Il était persuadé que cela leur serait utile en temps et en heure.
« Peut-être que ce n'est pas l'énigme, mais seulement un outil, fit-il au bout de quelques minutes de
silence à contempler le dieu réfléchir. »
Loki haussa un sourcil. Thor lui prit le décaèdre des doigts et le lança de toutes ses forces contre une colonne. L'objet percuta la pierre avec un « GLONG » retentissant et retomba, intact, sur le sol. Loki roula des yeux et retourna chercher le décaèdre, adressant à son frère un regard de profond dépit. Ça valait le coup d'essayer, se dit-il. Thor le surprit même, quelques minutes plus tard, à se servir de l'objet comme d'un dé à jouer, sans plus de succès.
Le dieu du tonnerre se mit à tourner en rond dans le palais. Il fallait qu'il garde l'esprit occupé, sinon il allait se mettre à déprimer, à regretter chaque brique, chaque colonne, à penser à tout ce qu'ils venaient de perdre. Dieux, qu'il haïssait ce fichu écho. N'aurait-il pas pu les envoyer sur un royaume quelconque, au fin fond d'un désert de Vanaheim, dans un château d'Alfheim ? Pourquoi avait-il fallu qu'ils tombent à Asgard, en plein c½ur du palais ?
Il s'affala contre un mur et la fatigue le saisit sans prévenir. Il se souvint soudain qu'il faisait nuit sur le bateau lorsque tous deux avaient trouvé la réponse à leur précédente énigme, et il en avait oublié le sommeil qui poussait fort contre ses paupières. À présent, bercé malgré lui par la présence familière du palais, son corps réclamait du repos à grands cris.
« Loki, maugréa-t-il en se forçant à se relever. »
Son frère tourna à peine la tête.
« Viens, on va dormir, on réfléchira mieux à tout ça demain ... »
Un instant, Loki le dévisagea comme s'il venait de proposer la chose la plus aberrante au monde. Puis, finalement, il se détourna du décaèdre et sembla prendre conscience de la fatigue qui tirait ses propres muscles. Tous deux se séparèrent, chacun se dirigeant vers une suite, et Thor ne put s'empêcher de noter que Loki était parti avec le polyèdre en main. Il se força à faire taire ses doutes. Peut-être était-ce aussi son attitude de vigilance constante qui entretenait cette animosité insatiable ... L'épisode des cuisines lui revint en tête malgré lui. Et si Loki avait déjà trouvé la réponse à l'énigme, et profitait de la nuit pour l'abandonner dans l'écho ? Après tout, il s'était révélé capable d'une telle trahison à peine quelques jours plus tôt ...
Il ferma la porte de ses quartiers provisoires derrière lui et se força à laisser ses doutes dans le couloir. Il n'était peut-être pas aussi vif d'esprit que son frère, mais si leurs cinq premières expériences dans l'écho lui avaient bien appris une chose, c'était qu'ils étaient testés tous les deux. Pas seulement en tant que roi et prince, mais aussi en tant qu'équipe, que tandem. Et curieusement, il ne pensait pas que les dieux laissent son frère s'échapper seul. Thor retira sa tunique d'un geste las, lançant mollement ses braies sur le lit. Bon sang, l'écho sentait même comme Asgard. C'était une illusion si convaincante, si douce, qu'une part de lui voulait s'y laisser prendre.
Il secoua la tête et se dirigea vers la salle de bain adjacente qui se révéla être un concentré presque honteux de luxe et d'opulence. Dire que seulement quelques jours plus tôt, il se réjouissait de pouvoir se baigner dans un tonneau. Un grand miroir de plein pied attrapa son regard. Par les Nornes, il avait vraiment une tête de martyr. Les cernes qu'il avait observées dans les eaux du lac semblaient avoir doublé de volume sous ses yeux, et son regard bleu n'avait plus l'ardeur qu'il possédait autrefois, lorsqu'il pouvait déambuler dans le palais avec comme seule préoccupation la gloire des combats et la fierté du Père de Toutes Choses. Il n'y avait plus dans ses yeux que le triste poids de la couronne, la marque brûlante du fer de la succession qui lui avait arraché un ½il. Il ressemblait tant à Odin, ainsi. Hanté par ses choix et ses erreurs, à moitié aveuglé par ses sentiments ... Il retira son cache-½il. Sa cicatrice était nette, noire, et scindait son visage en deux comme une épée funeste. Le destin avait un drôle de sens de l'humour.
Thor s'observa de longs instants, nu face à son reflet, épuisé devant son image, cherchant en vain le regard de celui qu'il avait été. Son corps était couvert de cicatrices, et il ne parvenait plus à en être fier. Quelques années plus tôt, il aurait pavané, récité les aventures derrière chaque blessure. À présent, il voyait les traces de ses pillages. Il contemplait les marques de ses meurtres. Toutes ses victimes n'avaient pas toujours été légitimes, et il le savait. Le sang, les combats, l'allégresse des batailles étaient une partie de lui et le seraient probablement toujours. Mais il ne s'y réduisait plus. Au fond de lui, il y avait désormais un f½tus de roi qui demandait à sortir, à éclore, et qu'il ne savait comment accueillir.
Ses doigts frôlèrent la peau encore sensible de sa cuisse. La chair violacée guérissait à grande vitesse, mais une marque en forme de croissant avait imprimé sa peau à tout jamais. Un instant, il regretta de ne pas avoir tué le monstre des eaux. Quelles armes il aurait pu forger avec de tels crocs, quelle armure il aurait pu tirer de sa peau d'écailles ! Un sourire fleurit sur ses lèvres sans qu'il ne le remarque. Une fois de plus, il devait sa vie au dieu de la malice, et il emporterait avec lui le souvenir de son geste. Quoi que puisse dire Loki, quoi qu'il puisse faire, quelque part dans sa chair, dans son c½ur, nichait le réflexe de sauver son frère. Avant toute haine, toute ranc½ur, il y avait en lui cet instinct presque animal, presque brutal, de se ruer face au danger pour le tirer hors des bras de la mort. Peut-être y avait-il en Loki une forme de jalousie, se dit-il soudain. Une envie d'être le seul à pouvoir toucher, blesser, tuer. Thor aurait juste préféré voir en lui un ami plutôt qu'un ennemi, un confident plutôt qu'un opposant.
Il s'extirpa de la salle de bain après avoir passé de longues minutes à piquer du nez dans la baignoire de marbre, et tomba mollement sur le lit. Il rebondit sur les coussins et laissa échapper un grognement. C'était presque trop moelleux, après pratiquement une semaine passée à dormir sur des pierres, de la terre, des racines et le vieux matelas grinçant du capitaine. C'était trop familier pour être confortable, bien trop loin de l'odeur de fuel de leur vaisseau, bien trop faux. Bien trop alléchant, surtout, de se laisser y croire quelques minutes. Rien qu'une nuit, se dit-il. Rien qu'une nuit, et il se souviendrait au matin. Rien qu'une nuit, ça n'engageait à rien.
La journée du lendemain fut un véritable désastre. Les deux frères s'étaient rejoints aux aurores dans la grande salle, peinant tous deux à trouver le sommeil et bien décidés à percer à jour l'énigme du décaèdre. Cependant, l'étrange objet résistait à toutes les tentatives de Loki, qui, éc½uré par ce qu'il considérait comme sa propre incompétence, finit par confier le polyèdre à Thor. La première heure, il tenta vraiment de s'intéresser aux mots, à l'énigme, à l'incompréhensible logique midgardienne. Puis, lorsque la nuit tomba, il abandonna l'idée et se mit à se servir de l'objet à toutes les fins possibles et imaginables. Le décaèdre fut ainsi baigné, brûlé, gelé, fracassé, électrifié, projeté sur les murs, caressé, embrassé, insulté, adoré, et finalement abandonné dans un coin de la pièce.
Tous deux partirent se coucher avec un goût amer de défaite sur la langue. Le lendemain se trouva sous les mêmes auspices, et lorsque Thor ferma la porte de ses quartiers derrière lui, la frustration de son frère semblait coller à sa peau. Il commençait à devenir fou, enfermé dans cette dimension, coincé entre les barreaux dorés de ce faux Asgard qui le tentait un peu trop. Il avait besoin d'action, de combats, de sang, de gloire, par les Nornes ! Et l'énigme était incompréhensible. Un ramassis de verbes emmêlés les uns aux autres avec une logique qui leur échappait complètement. Ce soir-là, Thor passa pratiquement une heure à masser ses muscles avec une huile dénichée dans la salle de bain avant de parvenir à calmer la fièvre qui lui donnait envie de tout casser.
Le troisième jour, la rage prit le pas sur toutes ses belles résolutions de patience et Thor détruisit une petite centaine de colonnes. Loki le regarda passer ses nerfs sur les pierres, la mâchoire serrée et l'air sombre. Les briques se reconstituèrent d'elles-mêmes et Thor, las, les regarda reprendre leur forme les bras ballants, perdu entre l'envie de commettre un meurtre et celle de fondre en larmes en riant. Il devenait fou. Heureusement que le palais était complètement vide, se dit-il en début d'après-midi lorsqu'il surprit l'étincelle meurtrière qui siégeait dans les yeux verts de son frère. Il était persuadé que le moindre être vivant qui aurait croisé la route du dieu aurait fini annihilé en quelques secondes. Mais il n'y avait rien dans cet écho, rien ! Pas même un lapin, pas même un corbeau, pas même une mouche ! Rien ! Curieusement, Loki ne semblait pas enclin à transférer sa frustration sur lui, et ce simple fait le rendait plus que curieux. Après tout, tous deux avaient pris, au cours des années, la mauvaise habitude de cristalliser entre eux les tensions qui régnaient dans leur c½ur. Adolescents, la plupart de leurs querelles se déclenchaient d'ailleurs à cause de prises de bec subsidiaires, alors que Thor était contrarié par un combat, que Loki ne réussissait pas à maîtriser un sortilège ... Leurs disputes de jeunes adultes n'étaient apparues que bien plus tard, à l'époque où Thor criait encore son nom avec la foule, pris dans le vertige de la gloire et du triomphe, et où Loki avait appris à manier le poison des mots avec tout son talent.
Ce soir-là, Thor se laissa tomber sur les marches qui séparaient l'esplanade du couloir, les yeux tournés vers les étoiles qui brillaient à l'horizon. Loki, assis dans l'autre sens, tournait le dos à la cité et aux astres, courbé sur lui-même, tout entier tendu vers l'énigme entre ses doigts. Persuadé depuis quelques heures que le décaèdre réagissait au toucher, le dieu tentait depuis lors d'effleurer les mots tour à tour du bout du doigt. Leurs épaules se touchèrent, et le silence s'installa. Thor, pour une fois, le laissa faire et se contenta d'écouter le rythme de leurs souffles, les pulsations tranquilles de la cité autour d'eux. C'était cela qu'il manquait à l'écho. Le battement du c½ur d'Asgard. Thor ne le sentait plus tonner à côté du sien. Il y avait un vide à sa place. Un trou de plus.
« Dis, Loki ? »
Un « mh » désintéressé lui répondit. Thor reprit :
« Et si l'écho ne nous libérait jamais ? »
Il releva la tête.
« Ne me dis pas que tu n'y as pas pensé, murmura Thor, soudain perplexe de la manière dont les
mots lui avaient échappé. On est à Asgard. On est chez nous. Ce serait si simple de se laisser couler,
de se laisser aller et de rester ici. »
Cette fois-ci, Loki se recula du décaèdre.
« Comprends-tu ce que je voyais sur Sakaar, à présent ? »
Thor hocha la tête. La facilité. Sur Sakaar comme dans l'écho, il aurait été si simple de tourner le regard, prétendre ne pas voir. Laisser son peuple le croire mort, léguer à Heimdall le soin de veiller sur leurs vies. Il aurait été si simple pour eux de se laisser attraper par le temps, de vivre et mourir dans l'écho sans jamais avoir à subir la géhenne qui leur était promise. Cela aurait été si simple. De croire quelques temps qu'ils n'étaient plus princes, qu'un royaume ne reposait pas sur leurs épaules, qu'ils n'avaient pas entre les mains les vies de centaines des leurs, la responsabilité de protéger chacune de leurs âmes et d'assurer à leurs enfants le futur le plus clair possible. Cela aurait été si simple, que Thor ne pouvait même pas l'envisager. Le rêver comme un fantasme n'aidait en rien, comprit-il. Cela ne faisait que soulever des possibles, là où il aurait dû considérer leur présent.
« Il faut que l'on parvienne à comprendre ce que l'écho attend de nous, au-delà de toutes ces petites
devinettes, dit soudain Loki. »
Il tenait le décaèdre dans sa main comme une relique maudite. Thor tourna son regard vers les étoiles. Y avait-il seulement un sens à tout cela, au-delà de la succession infernale des épreuves ? Trouveraient-ils une morale en s'échappant, sortiraient-ils par hasard, par expérience, par bonté d'un ancien dieu oublié ? Devaient-ils gagner, vaincre, ou survivre ?
Sa tête tomba sur l'épaule de Loki qui se raidit mais ne se recula pas. Il était épuisé. Il voulait rentrer. Il voulait pouvoir établir une cité qu'il pourrait de nouveau appeler maison. Il voulait pouvoir exister avec autant d'insouciance qu'auparavant, rire et combattre sans se préoccuper du temps. Il ne voulait toujours pas régner.
« Tu penses qu'un jour, je pourrais être un bon roi ? se surprit-il à murmurer aux étoiles. »
Sous sa joue, l'épaule de Loki s'affaissa légèrement.
« Je suis trop impulsif, enchaîna Thor qui ne contrôlait plus ses mots, je sais que j'aime trop le
combat pour être un roi paisible, que je préfère l'insouciance au pouvoir, que je suis égoïste et que je
ne réfléchis pas assez à ce que je fais. Et j'aime trop la gloire et la victoire. Mais est-ce que tu penses
que ça mettra notre peuple en danger, de me laisser régner ? Qu'un jour je me retrouverais à la place
de Père, à dire la paix et faire la guerre ? »
Loki se recula légèrement. La tête de Thor roula sur son épaule et atterrit au creux de sa clavicule. Sa tunique sentait le cuir et l'huile de romarin.
« Tu es déjà un bon roi, souffla doucement Loki. »
Thor laissa échapper un petit rire triste et sans humour. Il n'en croyait pas un seul mot.
« J'ai détruit notre royaume.
— Asgard n'est pas un endroit ...
— ... C'est un peuple, je sais, coupa-t-il. Mais c'est facile de voir les choses ainsi et d'oublier ce que
l'on vient de perdre. »
Un instant, il crut que la main droite de Loki, qui avait lâché le décaèdre, se poserait sur son avant-bras en signe de réconfort, mais le dieu se ravisa.
« On pourra tout reconstruire, reprit Loki. Ça prendra des années, et certes cela dépendra de ce que
l'on trouvera sur Midgard, mais la cité d'Asgard n'est pas perdue. Thor, Asgard, c'est toi. »
Thor serra les dents et repoussa les larmes qui menaçaient de monter dans ses yeux.

— Un vaisseau volé ?
— Un espoir de renouveau, contra Loki. Tu as choisi de sacrifier pour eux tout ce que tu aimais, de renoncer à ton propre confort pour tenter de leur offrir autre chose, ailleurs. Pourquoi penses-tu qu'ils t'ont suivi ? Aucun d'entre eux ne serait resté si j'avais été le seul à les sauver. Cela fait des années qu'ils croient en ta gloire et ta loyauté, malgré ton arrogance, tes idées foireuses et tes escapades un peu trop fréquentes sur Midgard. Quand il s'agit d'Asgard, Thor, il y a toujours une partie de toi qui veille sur eux, même quand tu fais n'importe quoi. Tu es déjà un bon roi, parce que ton peuple croit en toi et que tu donnerais tout pour être digne de cette foi-là. »
Thor rouvrit les yeux. Les étoiles face à lui nageaient dans un brouillard humide.
« C'est pour cela qu'Odin a toujours cru en toi. Parce qu'il y a cette flamme en toi. »
Il sourit tristement contre le cuir vert à l'entente du nom de son père.
« Je ne suis pas le seul à avoir besoin d'être réconforté, mon frère. Il était ton père aussi.
— Je ne suis pas ... commença Loki dont la voix s'était raffermie.
— Je me fiche d'où tu viens, d'où il t'a récupéré, coupa Thor en saisissant son avant-bras entre ses
doigts. Tu es mon sang, Loki. Et tu as perdu autant que moi ces dernières années. »
Loki ferma les yeux à son tour. Pour une fois, il ne protesta pas. Quelques heures plus tôt, il se serait défendu corps et âme contre Thor, luttant contre le nom de ce père qui n'était pas le sien, qui avait détruit sa vie avec ses mensonges, réduit son c½ur à la haine. L'image de Frigga se dessina dans sa mémoire. Il n'y avait plus qu'eux. Deux frères qui ne partageaient ni sang ni monde, mais qui ne pouvaient oublier les siècles passés aux côtés de l'autre. Thor renifla peu glorieusement contre son épaule. Loki ne put empêcher son c½ur de se serrer, malgré toute la rage que le nom d'Odin réveillait en lui, malgré toute la peur et la douleur qui l'accompagnait à chaque souffle. Ils étaient orphelins.
« La dernière chose que j'ai dite à Frigga, avoua soudain Loki, est qu'elle n'était pas ma mère. »
Thor serra son bras dans sa main.
« Elle savait mieux que quiconque que tu peux dire de sacrés conneries quand tu es bouleversé. »
Loki tenta un sourire qui se transforma en grimace. Thor, resté niché sur son épaule, n'en vit rien. Des mots pulsaient contre la barrière de ses lèvres. L'image du Tesseract volé dans le Commodore apparut sur sa langue, mais il la repoussa. Il renvoya au fond de son c½ur des années d'amertume et ne garda que trois mots.
« Elle me manque. »
L'aveu, à peine plus fort qu'un murmure, déstabilisa Thor plus que de raison. Il serra fort la peau restée sous la sienne, et posa son autre main au creux de ses omoplates. La position était loin d'être confortable, mais il craignait que toute tentative de prendre son frère dans une véritable embrassade ne se solde par le retour du sarcasme et de l'indifférence. Il n'avait jamais entendu Loki parler ainsi de ses sentiments, sans cri, sans haine, sans volonté de briser, manipuler, ou juste se venger. D'un instant à l'autre, le dieu allait disparaître. Le cuir tiède sous sa joue allait s'éloigner, Loki éclater de ce rire jaune qu'il haïssait tant, et Thor se retrouverait avec l'écho d'un frère qu'il ne comprenait plus.
Mais Loki ne partit pas. Son épaule se soulevait et s'abaissait au même rythme que son souffle. Loki était là. Solide, tangible, réel contre lui. Alors pendant quelques instants, Thor y crut. Il rêva qu'il pourrait s'appuyer sur lui à l'avenir, que rien de tout cela n'était un mensonge, et qu'il pourrait enfin vivre avec un égal, un ami, un confident. Il se laissa y croire, et aima cet instant.
Soudain, son frère sursauta sous son menton et surprit Thor qui se cogna contre l'os pointu de sa clavicule. Il se tourna entièrement vers lui.
« Qu'est-ce qu'il se passe ? »
Les mains du dieu étaient crispées sur le décaèdre. Le mot « ÉCOUTER » brillait d'une étrange lueur dorée, et semblait vibrer entre les mains de Loki. Tous deux échangèrent un regard. Les joues de Thor étaient encore humides et les yeux verts de son frère débordaient de larmes mal contenues. Ils s'essuyèrent tous deux le visage d'un revers de bras.
« Qu'est-ce que ça veut dire ? bredouilla Thor en touchant à son tour le mot doré. »
Loki posa l'objet entre ses mains et fila chercher ses notes, restées posées sur une table non loin. Il revint s'assoir en tailleur face à son frère, qui remarqua que le terme « ÉCOUTER » avait été rangé dans la colonne des trois infinitifs. Loki s'était servi des parchemins pour trier les verbes par temps, puis par modes et par personnes. Une idée germa dans la tête du dieu du tonnerre.
« Est-ce que c'est ... Parce qu'on a parlé ? »
Loki ne répondit rien, les doigts retraçant les boucles noires des verbes qu'il avait recopiés sur le papier.
« Est-ce que je suis censé me vider de mes larmes sur ton épaule pour qu'on sorte de cette épreuve ?
plaisanta-t-il, à moitié rassuré.
— Ce sont des dieux grecs, ils ne peuvent pas être si tordus, contra Loki. Mais tu ... Mais peut-être
qu'il y a une leçon à retenir. »
Le dieu retint de justesse la suite de sa phrase. Mais tu peux rester sur mon épaule. Thor le scruta et sourit. S'il n'était pas lui-même un sorcier des plus compétents, Loki aurait à cet instant juré que son frère avait entendu la fin de sa pensée.
Thor jeta un ½il au tableau. Loki avait regroupé les termes REGRETTAIT et RENIAIT dans la colonne des verbes passés, IGNORE et JOUE dans ceux au présent, CRAINDRA, IDÉALISERA et PROMETTRONT dans ceux au futur, et ACCEPTER, ALLIER et ÉCOUTER dans une autre colonne intitulée « infinitifs ».

« Et si c'était un code de conduite ? proposa-t-il. »
Loki fronça les sourcils. Thor pointa du doigt la colonne « PASSÉ » tracée par la plume fine de son frère.
« Il reniait et regrettait au passé ... Le passé, corrigea-t-il. »
Il posa ensuite son doigt sur la colonne PRÉSENT.
« Il joue et ignore le présent. »
Puis, enfin, pointant la colonne FUTUR :
« Et il craindra et idéalisera le futur. »
Les doigts de Loki poussèrent les siens sur le papier.
« Et si ce n'était pas un code de conduite, mais tout l'inverse ? dit-il en forçant les mots à se
mélanger sur le parchemin. Une description de ce qu'il ne faut pas faire ? »
L'encre obéit sagement et se déplaça sous sa main.
« Et du coup, ce qui faudrait faire ... reprit Loki en désignant la colonne des infinitifs, ce serait ...
Accepter au passé, écouter au présent, et allier au futur ? »
Il tourna le décaèdre entre ses doigts. Thor laissa échapper un cri.
« J'ai compris ! »
La réalisation tomba au même moment dans les yeux de Loki. Il venait de comprendre à son tour. Thor désigna PROMETTRONT et l'ajouta à sa combinaison.
« Ils promettront d'accepter le passé, d'écouter le présent, et de s'allier pour le futur, déclama-t-il. »
Sur le décaèdre, tous les mots s'illuminèrent, mais aucun ne disparut.
« Bein ? s'offusqua Thor, c'est pas résolu ? »
Loki saisit sa main dans la sienne et poussa son regard dans le sien. L'éclat vert pénétra jusque dans ses os et le fit frissonner. Il sentit le décaèdre tomber sur leurs paumes.
« Il te manquait simplement un élément, mon frère. »
Thor baissa les yeux et avisa le décaèdre. Le métal était chaud sous ses doigts.
« Tu regrettes le passé, ignore le présent et idéalise le futur, fit Loki. »
Les mots REGRETTAIT, IGNORE et IDÉALISERA disparurent du décaèdre.
« Je renie le passé, me joue du présent et crains le futur, continua le dieu. »
De nouveau, les mots s'effacèrent. Thor comprit pour de bon.
« Je te promets d'accepter le passé
— De t'écouter à présent, interféra Thor.
— Et de m'allier à toi pour le futur, termina Loki. »
Les derniers mots s'envolèrent. Le décaèdre disparut. Leurs mains se retrouvèrent l'une dans l'autre et se serrèrent. Les deux frères échangèrent un sourire.
Loki pouffa malgré lui. Derrière eux, sur un mur du palais, une porte venait de s'ouvrir.





╰―――――――――――――――――――――――――――――╯
Publié le 09/04/2018
<< CHAPITRE 5 >> CHAPITRE 7